Frank Tuheiava : harmonie identitaire et protection de la nature
À l’abri des bourrasques du mara’amu, les pieds ensevelis sous le sable froid que le fare tente de conserver sous son toit et ses végétations, Hommes de Polynésie rencontre Frank sur son motu à Maupiti. Une escale d’ailes et de voiles pour un partage identitaire, un combat pour la nature, une aventure humaine vers un respect et une harmonie dans cet environnement dans lequel, tous, nous évoluons.
L’AMOUR DU FA'A'APU
À quelques pas de notre entretien, le tapis d’herbes endémiques sur lequel nos pieds nus se font joyeusement aiguiller par leurs extrémités, amène le discours de Frank sur le fa’a’apu.
« Après ma retraite, je suis allé habiter sur le motu et en même temps, cultiver pour ma consommation personnelle. Je suis dehors à nettoyer la cour et à m’occuper du fa’a’apu. Quant à ma femme, elle s’occupe de la pêche. »
Numéro 12 de sa fratrie, Frank, de sa calme voix, nous parle du passé.
« Infirmier retraité depuis 1998, j’ai travaillé ici à Maupiti, au service de la population depuis 1986. »
« Quand je suis parti à la retraite, j’ai commencé à m’installer sur le motu et j’ai fait une première maison qui était trop proche de la mer. Elle a été emportée par une houle en 1996. »
Sur son motu où fara et tamanu se font bercer fougueusement par le flux incessant du vent et des embruns, Frank fait reconstruire sa maison de bois.
« Ici j’ai toujours du vent, je respire le vent marin. J’habite parmi les cocotiers et la nature est autour de moi. J’apprécie ce silence, isolé et loin de cette pollution. Je me suis toutefois organisé pour être équipé afin de vivre le plus facilement possible. »
LE SOIN DE L’ENVIRONNEMENT
Désormais les pieds glacés par le sable d’or et de blanc, nous cherchons le soleil vers le passé où quelques fragments de souvenirs précis relatent son combat.
« À Maupiti, j’ai créé l’association de protection de la nature. J’ai eu des problèmes avec les tortues, car j’ai lutté contre la pêche lorsque le ministre de la mer a interdit la consommation de sa chair. »
D’antan, diacre de l’église protestante de Maupiti, ni ses confrères ni ses proches ne comprennent sa position.
« J’ai vu qu’à Maupiti ils ne respectaient pas cette interdiction : si on ne respecte pas la loi qui a été promulguée pour nous en tant qu’homme, comment pouvons-nous respecter la loi divine ? Je ne pense pas que l’on puisse donner des conseils aux paroissiens si nous même nous ne pouvons respecter nos propres lois. »
Nous sommes dans les années 1990, pas si loin de l’émeute de 951 et pourtant si proche de notre for intérieur.
« C’était le fait de dénoncer qu’ils n’ont pas accepté. Ils ne comprenaient pas, car moi-même j’étais vendeur lorsque mon frère était capitaine du marché de la tortue. Mais j’ai pris cette conscience et j’ai changé d’avis sur ce que je faisais. Je reconnais avoir fait des erreurs et pour cela, j’ai protégé les tortues. »
Puis il ajoute :
« J’étais jeune à l’époque et les anciens avaient l’habitude de le faire donc j’étais très mal vu. »
S’ouvrait à eux une porte de transition entre coutume et prise de conscience sur les conséquences face à l’évolution de l’environnement naturel qui, doucement, murmurait à l’oreille des humains : si on ne fait pas attention à ce que l’on fait, l’on va perdre beaucoup plus que nos us et coutumes.
L’IDENTITÉ ET LA LANGUE
Et cette phase transitoire s’est accordée à la linguistique qui s’est temporairement tue.
« Mes enfants me reprochent de ne pas leur avoir parlé en tahitien et d’avoir préféré le français. »
Mais ne serait-ce justement pas cet effacement linguistique naguère imposé dans les esprits et les mœurs que nos aïeux en ont oublié la nécessité de la transmettre ?
« À l’école lorsque tu parlais, tu recevais le coquillage2, c’était affreux quand j’y pense. Car tu es obligé de trouver quelqu’un à qui tu peux le passer quand tu entends parler tahitien. »
Parler le français était une nécessité, l’usiter aujourd’hui est une facilité oubliée.
« Il ne fallait pas du tout parler en tahitien. Je me demande aussi si ce n’est pas nous-même qui avons interdit la langue parce qu’à l’époque, ma sœur ainée, directrice d’école, que je considère comme ma mère et qui m’a élevé, voulait entendre et parler français. »
« Maintenant quand tu demandes, les gens essayent de trouver notre identité. Pourquoi nier qui nous sommes réellement ? Il faut retourner à l’origine et non pas imiter les autres. »
Et ce nouveau vêtement culturel réversible doit s’adapter à l’évolution sociétale.
« Maintenant, on met des cravates. Moi-même j’étais fier de porter ces habits, mais ce n’est qu’après que je me suis rendu compte que l’on imitait. On se sent mieux, on se sent bien, mais tu effaces ce que tu es réellement. »
« Qui es-tu, d’où viens-tu ? Où est-ce que tu vas ? Ce sont des questions que je me suis posées. »
Malgré ces interpellations, ces remises en question à travers cette foi et cette identité, le chemin de soi retrouve ses origines.
« La nature dans laquelle nous vivons est une source d’inspiration. »
Et c’est sous une bruine passagère que Frank nous dépeint de ses mots, la toile sur laquelle sont apposées ses couleurs, et où d’un revers de main, nous inspire cette exploration interne.
« La nature m’apprend à vivre par sa beauté et ses variétés d’espèces. Cocotier, citronnier, fleurs, tout cela m’a fait réfléchir sur le fait qu’il ne faut pas uniquement se contenter de quelque chose d’uniforme. La diversité naturelle est une richesse dont il faut s’inspirer. »
1 En réponse à la reprise des essais nucléaires en Polynésie française, le 6 septembre 1995, des émeutes éclataient à l’aéroport de Faa’a puis dans la ville de Papeete.
2 Un coquillage, appelé également le symbole, était distribué aux élèves qui parlaient les langues locales, autres que le français. Le possesseur du coquillage pouvait à son tour dénoncer un camarade pour s’en affranchir. En fin de journée, le détenteur du coquillage (symbole) était collé à exécuter les tâches pouvant sembler dégradantes.