Tihoti Matauteute Barff : faire corps par l’esprit avec les ancêtres
Installé à Taha’a, Tihoti est, assurément, un Homme de Polynésie. Intégralement tatoué à l’exception du profil droit, c’est de cette fenêtre vierge qu’il nous conte son histoire, une histoire personnelle qui se confond avec presque un demi-siècle de culture polynésienne.
À 13 ans, Tihoti découvre le tatouage et se prend une claque, au sens propre comme au figuré.
« Un jour, je croise dans la rue un ancien bagnard tatoué ; devant ma fascination, il m’a fait un motif. Ce fut le déclic chez moi qui aimais dessiner. Mais cela m’a valu une gifle de mon père ! »
Rappelons qu’à la fin des années 1970, seuls les prisonniers portaient des tatouages, et encore du figuratif en couleur. Interdit depuis le début du XIXe siècle, le tatouage polynésien semblait éradiqué.
Le renouveau du tatouage
En 1982, le hasard met sur la route de l’adolescent un grand homme de la culture polynésienne, l’hawaïen Tavana Salmon. Il revenait, avec quelques danseurs de sa troupe, des Samoa où l’art du tatouage ne s’était pas perdu.
« L’un des danseurs était tatoué tout le corps : ce fut un véritable choc sur Tahiti ! Et avec des motifs marquisiens car les Samoans s’étaient appropriés le patutiki. Moi, à 14 ans, je voulais à tout prix lui ressembler ! Alors, j’ai commencé à tatouer, à l’arraché, avec une simple aiguille à coudre fixée sur un bâton d’allumette que je trempais dans l’encre de Chine. »
En 1988, Tihoti se rend aux Marquises où il restera 3 ans, précisément à Tahuata. Il y rencontre Fati Fii, un excellent dessinateur qu’il initie au tatouage. C’est grâce à un rasoir électrique sur lequel fut monté un stylo et, au bout, une aiguille, que ce nouvel élève lui tatoue l’intégralité du côté gauche.
Ce geste fort ne passe pas inaperçu au Festival des arts des îles des Marquises. En 1989, lors de la 2e édition du Matavaa, Tihoti fait sensation à Nuku Hiva.
« Tout le monde me prenait en photo car j’étais, avec Fati, la seule personne tatouée ! Même les danseurs des groupes n’étaient grimés que de dessins au feutre noir ! »
De retour sur la Société, Tihoti, marié à une Australienne qui lui donne deux enfants, s’installe à son compte comme tatoueur sur Huahine ; il en sera le premier et le seul représentant de 1998 à 2008.
Retour vers l’identité des Raromatai
En 2001, alors qu’il assiste l’archéologue Sinoto dans son travail de mise au jour de marae sur les sites de Maeva, à Huahine, ce dernier lui pose une colle : « Pourquoi pratiques-tu le tatouage marquisien alors que tu es tahitien ? » Instantanément, Tihoti ouvre les yeux sur les marae qui l’entourent et, à 27 ans, construit le sien, un geste fort qui, par la pierre, le reconnecte à la terre. De là, suite à de nombreuses recherches, il se fait tatouer tout le côté droit avec des motifs purement tahitiens.
L’oraison, une 2e corde à son arc
Par la suite, Tihoti et sa famille s’envolent pour Norfolk Island, la patrie de son épouse. De cette petite île australienne de 34 km2 située entre la Nouvelle Zélande et la Nouvelle Calédonie, il découvre ses compatriotes du grand triangle polynésien, notamment lors de l’Indigenis Ink festival, à Auckland en 2011.
« Invité en tant que tatoueur tahitien, j’ai su m’exprimer comme orateur parce que je maîtrisais le tahitien ancestral. Mon art déclamatoire y a été remarqué. »
Rentré aux Iles-sous-le-Vent, Tihoti met ses talents d’orero au service de ses pairs, comme lors du festival Tatau de Uturoa, en 2018.
« Ce qui était prévu au marae Taputapuatea ressemblait à un spectacle, avec de jolies danseuses, des notoriétés politiques prêtes à se congratuler les unes les autres, pas à une cérémonie spirituelle. J’ai commencé par réclamer des pahu tupa’i. Les sages sur place ont réagi « mais oui, des tambours, il a raison ! ». Puis, j’ai fait retentir le pu, la conque marine. Imposer le silence, jouer du vivo, la flûte nasale, marcher en groupe soudé derrière un chef, porter des offrandes… tous les rituels traditionnels ont pour but d’honorer nos ancêtres, c’est-à-dire nos morts qui vivent dans le monde invisible. »
Un brin nostalgique, Tihoti porte son regard sur le lagon de Taha’a clapotant devant la berge. Les ancêtres, les dieux et les esprits vivent au côté de celui qui, de son propre aveu, aurait aimé naître six siècles plus tôt.
La langue, la base de toute culture vivante
Aujourd’hui, Tihoti n’a qu’un seul regret, celui de ne pas avoir élevé ses enfants en tahitien, mais en anglais. Une langue avec laquelle il travaille couramment comme guide patrimonial. Lors de conférences privées sur des paquebots ou de tours, il abreuve la curiosité des touristes anglophones, heureux de ressentir une communion forte avec ses confrères hawaïens ou maoris.
« Parler sa langue, c’est essentiel, comme le tatouage, qui encre à vie ton identité, yes ! et enfin honorer ses ancêtres au travers de cérémonies. Je ne m’inquiète pas pour l’avenir ; si la culture sommeille, il y aura toujours une génération pour la réveiller. »